Auteur d’une vingtaine de romans, Luc Baba est également nouvelliste et poète. Il a publié à Paris trois biographies pour enfants, aux éditions À dos d’âne. Prix Pages d’Or en 2001 pour son premier roman (La Cage Aux Cris), finaliste du Prix des cinq continents avec If, et Prix Gauchez-Philippot avec Elephant Island, paru chez Belfond en 2016, l’auteur, chanteur et comédien, signait en 2017 un album de reprises de Léo Ferré : Comme à Ostende (prod. Luc Baiwir). Il adapte actuellement pour la scène son unique polar : Le mystère Curtius (éd. Luc Pire), et publiera en 2023 la suite très attendue de nous serons heureux (éd. Weyrich), roman destiné aux adultes en apprentissage du français. Vesdre, paru en mai 22, succès en librairie dès sa parution, est porté à la scène par le comédien Sylvain Plouette, avec une première le 22 octobre 2022 au CC de Soumagne.

Cet ouvrage est né des inondations dramatiques de juillet 2021. J’ai fui le moulin de Saroléa, à Trooz, où je vis, passé trois jours sur les hauteurs, à Olne. Là, j’ai suivi l’évolution du désastre dans les médias, et passé quelques heures au hall omnisport du village pour accueillir les sinistrés.
Quand je suis redescendu dans la vallée, il n’en restait qu’un champ de décombres déserté. Très vite, des centaines de citoyens d’ici et d’ailleurs sont venus nettoyer, secourir, apporter des vivres. Pendant une dizaine de jours, j’ai participé à cette opération d’aide immense et spontanée. Ensuite, épuisé, blessé par le choc des témoignages et des détresses rencontrées, je me suis mis à écrire parce que la phrase la plus entendue : « Je n’ai pas de mots », sonnait comme un appel.
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Le pont
Mon ami, mon frère,
Il pleuvait, l’air de rien. Terrible, l’apocalypse. C’est ce que l’on disait. Partout. L’apocalypse.
L’eau noie le cheval et le pré
L’homme qui veut sauver sa terre
Elle est la vie, le froid, l’enfer, où est le pont de Renoupré ?
Aujourd’hui, il fait beau. Tu sais pourquoi ? Parce que parfois, la vie a le talent et le bon goût de ne pas exagérer.
Il fait beau, oui, de quoi se réjouir. Sourire comme on peut. Tu voudrais une musique, tes voisins préfèrent le silence. Tu voudrais qu’on se souvienne, d’autres aimeraient oublier. Le manque et le chagrin, c’est comme la colère, l’espoir, la prière, c’est tellement intime. Le deuil commun, ça n’existe pas. Pourtant toute la vallée se recueille.
On joue de la harpe, du carillon, de la guitare, on peut choisir des fleurs, peindre des arcs-en-ciel sur les ponts, écrire quelques mots. Et tant pis si les paroles s’en vont comme l’eau sous le pont de Renoupré.
Tu dis : « Le pont, on se demande qui le passera pour nous entendre et nous regarder en face, qui prendra notre colère dans ses bras. »
Oui. On porte sur nos petites épaules un sac de questions sans réponses.
Tu vois, le potager du grand-père ? Il y a semé des fleurs et des légumes qui poussent aujourd’hui sur les berges, à Pepinster, là où on a retrouvé la gentille voisine. Les lilas blancs, ils refleuriront, on ne sait pas où. Mais son potager, le bonhomme, il n’en veut plus. Il dit qu’il n’en a « de quart de ça ». Et quand on lui parle de cultiver l’espoir, il sourit, hausse les épaules. On l’aurait même entendu se demander pourquoi.
L’eau a soulevé la vallée
Coupé le souffle et la lumière
Avalé nos champs, avalé
Ton vélo, ta voix, ton grand-père.
« Pourquoi ? » Cette question qui te réveille la nuit. Pourquoi ils ont fermé les ponts sans nous dire de fuir ? Pourquoi le barrage ? Le silence ? Pourquoi l’absence ? Pourquoi tu es parti chercher le pain et le journal ? Ils ont peut-être écrit ton nom sur une page de ce journal que tu ne liras plus ?
Et comment tourner la page ? Monsieur ne parlait pas beaucoup. Les gens sont discrets, par ici. Et Madame ? Au salon…
Elle avait presque 60 ans, sa maman 88. C’est important l’âge. Tant d’années d’épreuves traversées. Mais la Vesdre avait une faux ce jour-là. On ne peut pas tout traverser. Personne ne le peut. La rivière a grondé, ça faisait un vacarme ! Elle a piégé des hommes et des femmes, transformé en aquariums des salons et des voitures. Le boucan que ça faisait, ce carnage, puis le silence. Ou la musique.
On écoute encore Dalida aux Surdents. Il y avait ce musicologue aussi, un menuisier musicologue. Ses filles sont des artistes, bien sûr. Ce qu’elles font ? Elles créent de l’émotion, elles sont debout, et elles donnent de la beauté. Ce qui serait bien, c’est que ceux qui nous gouvernent soient des musicologues du cœur des gens, tu vois ? Qu’ils apprennent à entendre et à reconnaître le cœur des gens de la vallée. Ça doit faire partie de leur boulot, non ? À Wegnez, en Pré Javais, et sur le pont de Renoupré.
Le terrain de foot du Pré Javais, lui il connaissait bien, il était arbitre. Il devait connaître MPoku. C’est son quartier, au joueur du Standard, il a inauguré le verger, ici, en 18. Il est fidèle aux rues de son enfance. Il est venu. D’autres aussi, le Roi. Il est venu, il est resté 3 heures, il t’a parlé, il t’a regardé, écouté, et tu sais qu’il était sincère.
Il parait qu’on a vu des bourgmestres avec des bottes et une raclette.
Qu’est-ce qu’on a donné de la raclette, pendant le reste de l’été. L’aide arrivait de partout, ça on s’en souviendra, oui.
Vois tous ceux qui tendent la main
De Flandre, de France ou d’ailleurs
C’est le pont entre les humains
Demain repousseront les fleurs
On finira par chanter de nouveau. « Pour passer le pont il faut être deux, pour bien le passer, il faut y danser. »
Inventer de la joie dans la vallée qui pleure. Chouette projet, non ? Trouver plus de raisons de rire que de raisons de pleurer. Les enfants de la petite école, en Pré Javais, ils ont dessiné la vallée de demain. Les rêves des enfants, c’est des œuvres d’art. Toi, enfant, tu aurais voulu des couleurs et des jeux, et rire quand même.
Les enfants dessinent demain pendant que ça débat à la table, au collège. On parle d’écoquartiers. C’est chouette, un écoquartier, surtout si c’est accessible à tous. Pendant que les enfants dessinent l’avenir, nous fermons les yeux pour nous souvenir ou pour oublier. Fermer les yeux, ça n’empêche pas d’ouvrir le cœur. Et qu’est-ce qu’on pourrait faire de mieux ?
Des milliers d’hommes et de femmes se recueillent aujourd’hui, pour ceux qui demandent la mémoire, et pour ceux qui veulent oublier, pour toi qui voudrais de la musique, pour les voisins qui veulent le silence, pour tous, partout, d’ailleurs ça fait un an qu’on se recueille, pas vrai ? On n’a pas attendu l’anniversaire. C’est peut-être ça, l’âme d’une vallée.
À Trooz, et à Chaudfontaine. Partout. Et sur le pont de Renoupré.
C’est le pont entre les humains.
Demain repousseront les fleurs.
Rêver, ça ne coûte rien. Demande aux enfants de la petite école.
Que la vie les chérisse. Et qu’elle prenne soin de nous tous.
Le pont de Renoupré,
15 juillet 22
Luc Baba